jeudi 18 juin 2015

Gustav Meyrink. Etre éveillé est tout.


Heureux ceux qui ont compris le sens de ce travail, et qui ont compris que la loi intérieure est la même que celle du monde extérieur, mais une octave au-dessus : ils sont appelés à la moisson ; les autres demeureront les esclaves qui labourent, face contre terre.
« La clé qui rendrait maître  de la nature intérieure est rouillé depuis le déluge. C’est : Etre éveillé.
Etre éveillé est tout
Il n’est rien dont l’homme ne soit aussi fermement convaincu que d’être éveillé, alors qu’en réalité il est captif d’un filet de sommeil et de rêve qu’il a confectionné lui-même. Plus ce filet est serré, plus le sommeil règne en maître ; ceux qui en sont captifs sont les dormeurs, qui vont dans la vie comme des troupeaux à l’abattoir, mornes, indifférents et sans pensée.
Les rêveurs parmi eux voient au travers des mailles un monde découpé par un grillage, ils ne voient que des portions qui les induisent en erreur et règlent là-dessus leur conduite, sans avoir que ces images ne sont que des fragments dépourvus de signification d’un tout gigantesque. Ces « rêveurs » ne sont pas, comme tu pourrais le croire, les fantaisistes et les poètes ; ce sont les agités, les travailleurs, les sans-repos de ce monde, qui sont dévorés par la rage d’agir ; on dirait de vilains scarabées laborieux qui grimpent le long d’un tuyau lisse pour tomber à l’intérieur une fois arrivés en haut.
Ils ont l’illusion d’être éveillés, mais ce qu’ils croient vivre n’est en réalité que du rêve, prédéterminé jusqu’au plus petit détail, à quoi leur volonté ne peut absolument rien.
Il y a eu et il y a encore parmi les hommes des êtres sachant très bien qu’ils rêvaient, des pionniers qui se sont avancés jusqu’aux remparts derrière lesquels se cache le Moi éternellement éveillé, des voyants comme Goethe, Schopenhauer et Kant, mais ils ne possédaient pas les armes voulues pour prendre d’assaut la forteresse, et leur appel au combat n’a pas éveillé les dormeurs.
Etre éveillé est tout
Le premier pas dans cette direction est si simple qu’il est à la portée d’un enfant ; seul celui qui a l’esprit faussé a désappris la marche et demeure paralysé des deux jambes, parce qu’il ne veut pas se passer des béquilles méritées de ses ancêtres
Etre éveillé est tout
Sois éveillé dans tout ce que tu fais ! Ne crois pas que tu l’es déjà. Non ; tu dors, et tu rêves.
Rassemble toutes tes forces, et efforce-toi un seul instant de te sentir parcouru dans tout ton corps par ce sentiment : maintenant je suis éveillé!
Si tu y parviens, tu te rendras compte immédiatement que l’état dans lequel tu te trouvais jusque-là apparaît, vis-à-vis de celui-là, comme un état d’hébétude ou d’ivresse.
C’est là le premier pas hésitant d’un long, long voyage de la certitude à la toute puissance.
De cette façon, avance d’éveil en éveil.
(…)
Gustav Meyrink, Le visage vert, 1916. Traduit par A.D. Sampieri. Editions du Rocher, 1991, pp. 185-186

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